« La recherche, pilier de la démesure actuelle, sert la volonté de puissance »

Directeur de recherche au CNRS, François Graner appelle, dans une tribune au « Monde », à s’interroger sur les enjeux, les motivations et les impacts de la recherche scientifique, moteur d’une croissance économique destructrice. Et prône la décroissance.

La croissance économique se heurte aux limites physiques de la planète, et la ravage. Or la recherche est un moteur de cette croissance. Faute d’expliciter cet impact indirect et essentiel de la recherche, les débats sur son utilité se limitent généralement à ses retombées directes.

Les promoteurs de la recherche soulignent pêle-mêle que la curiosité et le recours à la technique sont deux caractéristiques fondamentales de l’espèce humaine, ou que la recherche contribue au confort matériel et à la longévité. Toutes aussi disparates, les critiques de la recherche portent sur ses applications militaires ou sociétales : manipulation du vivant, poursuite sans frein du profit, dégradation du corps humain en marchandise.

Il est impossible d’en tirer une analyse bénéfice-risque valide, aucune compagnie d’assurances ne peut garantir la recherche, car elle a une spécificité : ses retombées sont imprévisibles, peuvent parfois se faire sentir après plusieurs siècles, et ne peuvent pas s’anticiper par une analyse statistique du passé.

Prenons l’exemple de la virologie. Séparément, deux équipes de virologues, au Japon et aux Pays-Bas, ont modifié le virus de grippe aviaire H5N1 en 2011, et l’ont rendu contaminant pour des cellules de mammifères. L’objectif annoncé, celui d’être prêt à réaliser vite un vaccin humain en cas de pandémie, était irréaliste, les virus étant trop variables pour être prévisibles (contre le Covid-19, c’est une stratégie différente qui s’est révélée pertinente).

Des expériences d’apprenti sorcier

En revanche, le risque était réel : en 2014, au vu de la fréquence des accidents de laboratoire, les Etats-Unis ont instauré un moratoire sur le financement des recherches dites « préoccupantes » en virologie ; des amendements lui ont fait perdre toute portée dès 2017. Entre-temps, des chercheurs de Caroline du Nord ont transféré leurs expériences vers Wuhan, en Chine, pour aller plus vite et à moindre coût. On ne sait toujours pas si le SARS-CoV-2 en est issu. En revanche, on sait que, pendant la pandémie de Covid-19, des fuites de laboratoire ont été enregistrées, entre autres à Taïwan en octobre et novembre 2021. En 2022, en plein cœur de Boston, des chercheurs ont construit un virus combinant la contagiosité du variant Omicron avec la létalité d’un des premiers variants. Risque de pandémie contre promesse de vaccin : quel bilan en tirer ?

L’impact indirect est certain et plus grave. Plus généralement, soulignent des collectifs critiques comme Pièces et main d’œuvre ou le groupe Grothendieck, la recherche sert la compétition et la volonté de puissance. D’où ses impacts indirects sur l’état de la planète, bien plus significatifs que ses impacts directs. Elle est un pilier de la démesure actuelle, et de la quête de l’illimité, qui se manifeste entre autres par des expériences d’apprenti sorcier : transhumanisme, forçage génétique, colonisation de Mars ou interface cerveau-machine.

Il s’agit bien là de toute la recherche, publique ou privée, civile ou militaire, académique ou industrielle, fondamentale ou appliquée. Toutes disciplines confondues, sciences humaines comprises : la géographie, l’archéologie, l’anthropologie, la psychologie et la sociologie ont contribué à la volonté de puissance.

Grâce à la recherche, la croissance se poursuivra-t-elle tout en réduisant ses impacts sur l’énergie, les matières et l’environnement ? Cette chimère de « croissance verte » ou de « développement durable » ne repose ni sur une base théorique consensuelle ni sur des expériences généralisables. Orienter en conséquence les choix économiques et industriels relève au mieux de la naïveté, au pire de la duperie. Car les gains en efficacité que permet la recherche induisent l’augmentation des usages, et donc in fine de l’impact total : cet « effet rebond » est évident pour le numérique.

Sortir du capitalisme néolibéral

Tandis qu’améliorer le recyclage n’est pas impossible, le rêve actuel d’une « économie circulaire » (qui produirait biens et services en prélevant très peu d’énergie et nulle matière) est aussi peu compatible avec les principes de la physique que la vieille quête de la machine à mouvement perpétuel. Plus généralement, au sein d’un système complexe, une solution technique à un problème précis en engendre inéluctablement d’autres. Le dernier numéro de la revue Raison présente décrypte des fausses bonnes idées, comme la manipulation de l’atmosphère censée stabiliser le climat (la géo-ingénierie).

Alors que faire ?

Face à un tel problème de fond, une loi, une convention citoyenne, un comité d’éthique, un appel à la responsabilité des chercheurs (certes potentiellement utiles par ailleurs) interviennent trop peu, trop lentement, trop en aval. La priorité est de sortir du capitalisme néolibéral, et plus généralement de la volonté de puissance.

Car la prudence consiste à accepter les limites, respecter l’environnement et lutter contre les inégalités sociales et géographiques. Et pour cela réduire massivement la taille et la puissance des activités humaines, de même que la consommation de ressources. Cela s’appelle la décroissance. Elle fait face à des obstacles humains et non physiques. Dès lors, elle est plus réaliste qu’une croissance verte ou infinie.

C’est seulement quand on aura changé ce socle et ces valeurs qu’on aura un cadre correct pour concevoir et refonder une recherche utile.

François Graner, directeur de recherche CNRS au laboratoire Matière et systèmes complexes, université Paris Cité.

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