Le PDG du CNRS répond à Acteurs publics
Antoine Petit (CNRS) : “La recherche peut être un réel apport pour nombre d’enjeux de politiques publiques”
5 JUIN 2019, PAR SYLVAIN HENRY
© Pol Émile/SIPA
Le président du CNRS détaille pour Acteurs publics les enjeux de la prochaine loi de programmation pluriannuelle de la recherche. Estimant que le modèle français d’organisation n’est pas économiquement optimal, Antoine Petit s’interroge sur la possibilité de rémunérations différenciées pour nos chercheurs. Alors qu’une mission planche sur la formation des futurs hauts fonctionnaires, il préconise que ces derniers effectuent un stage d’une année dans un laboratoire de recherche. Et il pointe les problèmes “franco-français” de concurrence entre grandes écoles et universités, universités et organismes de recherche, “qui ne sont pas à la hauteur des enjeux”.
À l’occasion du 80e anniversaire du CNRS, vous avez appelé en début d’année avec le Premier ministre, Édouard Philippe, à une plus grande ouverture de votre institution. Comment y travaillez-vous et quelles formes cette ouverture va-t-elle prendre ?
En 2019, le CNRS va poursuivre son ouverture, qui a été initiée voilà déjà longtemps. Je rappelle en effet que 30 % de nos chercheurs sont étrangers et que nous travaillons au sein de quelque 150 structures de recherche en partenariat avec le monde industriel. Aujourd’hui, il faut intensifier cette ouverture et ces collaborations. C’est la raison pour laquelle j’ai proposé au conseil d’administration de créer une troisième direction générale déléguée consacrée à l’innovation – en plus des deux directions générales déléguées à la science et aux ressources. Ce n’est pas notre rôle que de produire de l’innovation : les entreprises et le monde socio-économique doivent être en première ligne. Mais nous pouvons, et devons, les y aider. Cette nouvelle direction vient renforcer la coordination de toutes nos activités en matière d’innovation et de valorisation de nos technologies, matérielles ou logicielles. Nous allons par ailleurs travailler à renforcer la pluridisciplinarité de nos recherches. Des enjeux tels que le réchauffement climatique, l’intelligence artificielle, la santé, la radicalisation ou l’étude du phénomène des “gilets jaunes” appellent à la mobilisation de compétences complémentaires. Ce n’est pas toujours simple, car il est dans le même temps nécessaire de maintenir une disciplinarité d’excellence.
Pourquoi dites-vous que ce n’est pas simple ?
Mais parce que la pluridisciplinarité ne s’acquiert pas facilement, il faut du temps ! Un chercheur est avant tout un expert disciplinaire, c’est une nécessité. Il ne peut s’intéresser à un autre domaine qu’en y consacrant du temps et de l’énergie. Il faut bien comprendre que le seul fait de se parler n’est pas simple. Par exemple, vu d’un peu loin, les mathématiciens et les informaticiens ont des problématiques d’apparence similaires et pourtant, ce n’est pas toujours évident de les faire coopérer. Et je ne parle même pas de faire travailler ensemble des spécialistes sciences dites dures et de sciences humaines et sociales. C’est possible, heureusement, mais cela demande du temps. La question cruciale des données invite à repenser nos approches : toutes les sciences produisent des données et il faut des experts capables de les traiter et d’en comprendre le sens pour les exploiter. Les coopérations deviennent donc indispensables entre, par exemple, biologistes et informaticiens, ou encore entre sociologues et mathématiciens. Une telle double casquette prend du temps à acquérir. La pluridisciplinarité se construit dans la durée.
L’ouverture du CNRS, sur laquelle vous travaillez, va-t-elle contribuer au nécessaire rapprochement entre chercheurs et décideurs publics ?
C’est une question clé et une de mes priorités. À l’étranger, dans le monde anglo-saxon ou en Allemagne notamment, la proximité entre décideurs et scientifiques est plus grande du fait de la place du doctorat, qui est beaucoup plus importante qu’en France. Chez nous, une dichotomie a longtemps perduré entre, d’un côté, des grandes écoles où la formation des futurs décideurs était très peu fondée sur la recherche, et d’un autre côté, des chercheurs passés par les universités à qui l’on pouvait reprocher de n’être pas suffisamment connectés à la “vraie vie”. De fait, les décideurs ont longtemps regardé les chercheurs comme des gens sympathiques mais peu aux prises avec les réalités de la gestion publique ou privée, alors que les chercheurs ont pu percevoir les élus et les hauts fonctionnaires comme n’ayant pas de problématiques pertinentes à leur soumettre. Ces schémas simplistes reculent depuis vingt ans alors que nos grandes industries s’internationalisent : elles travaillent et recrutent à l’étranger des docteurs et pas des ingénieurs – qui existent dans peu de pays. Les chercheurs ont par ailleurs compris que des problématiques très pertinentes naissent d’enjeux sociaux et industriels. Aujourd’hui, il faut aller plus loin en multipliant les lieux et les occasions d’échanges et de rencontres, mais tout en restant vigilant sur le fait qu’il ne faut pas mélanger le travail des uns et celui des autres. Certains décideurs aimeraient que les chercheurs retiennent telle ou telle option : “Voilà quelle décision vous devez prendre”. Ce n’est pas leur rôle ! Les chercheurs font des études exhaustives, donnent un état de l’art et détaillent les scénarios possibles. Aux décideurs ensuite de trancher. Les chercheurs ne sont pas là pour prendre des décisions.
“Je trouverais intéressant qu’il y ait dans la scolarité des hauts fonctionnaires une formation par la recherche.”
Les décideurs doivent par ailleurs appréhender des enjeux plus larges qui peuvent être budgétaires, environnementaux, sociaux…
Exactement. Et cela peut coincer si un chercheur a besoin d’un ou deux ans pour traiter un sujet alors que le décideur doit prendre une décision immédiatement… J’insiste sur le fait qu’aujourd’hui, la recherche peut être un réel apport pour nombre d’enjeux de politiques publiques. Comprendre, par exemple, les éléments déclencheurs d’un phénomène de radicalisation permet d’apporter une réponse opérationnelle plus précise. Nos chercheurs ont participé au dépouillement des contributions du grand débat national et ont fait remonter un certain nombre d’éléments de contexte et d’appréciation utiles aux acteurs publics.
Nonobstant les annonces récentes concernant la suppression de l’École nationale d’administration (ENA), l’école a ouvert un quatrième concours à destination des docteurs. Est-ce une avancée ?
C’est un signe, un symbole. Et la France est aussi un pays de symboles. Mais je trouverais intéressant qu’il y ait, dans la scolarité des hauts fonctionnaires, non pas une formation à la recherche, mais une formation par la recherche. Celles et ceux qui réussissent les concours des grandes écoles sont des gens brillants qui trouveraient certainement utile de faire un stage d’une année dans un laboratoire de recherche. Ce que je propose est peut-être iconoclaste, mais ce serait une plus-value pour eux, tant la méthode scientifique peut être un réel atout dans un parcours professionnel. Quand vous êtes chercheur, votre tâche première consiste à poser les bonnes questions. Et cela s’apprend. Cela permet d’intégrer le fait qu’il faut laisser une part de doute, se laisser la possibilité de faire marche arrière…
Quel est l’enjeu, pour le CNRS, de la loi de programmation pluriannuelle de la recherche annoncée en début d’année par Édouard Philippe ?
C’est une opportunité extraordinaire et c’est un symbole fort, là encore, que d’affirmer que “la recherche est une priorité pour notre pays”, comme l’a fait le Premier ministre en annonçant le principe de cette loi. Qu’y aura-t-il dans ce texte sur lequel tous les acteurs concernés travaillent et vont continuer de travailler jusqu’à la fin de l’année ? On ne le sait pas encore. Mais je suis heureux d’observer la mobilisation forte de la communauté de l’enseignement supérieur et de la recherche et aussi de nombreux industriels. Le CNRS est évidemment fortement investi et nous faisons remonter des propositions aux rapporteurs des 3 groupes de travail.
Ces 3 groupes de travail portent sur le renforcement des capacités de financement, l’adaptation des politiques de ressources humaines et le développement de la recherche partenariale. En tant que patron du CNRS, vous êtes corapporteur du groupe qui travaille sur la question des financements. Quelles sont les problématiques en jeu ?
L’une des grandes questions tient à l’équilibre entre ce que l’on appelle “le soutien de base” et les appels à projets, c’est-à-dire la distinction entre l’argent donné directement aux laboratoires et les financements à aller chercher dans le cadre d’appels à projets au niveau national ou européen. Certains veulent supprimer l’Agence nationale de la recherche [l’ANR, qui assure le financement sur projet au service de la recherche, ndlr], mais ils sont minoritaires : tous les pays du monde ont ce double système de financement. La vraie question tient à l’équilibre entre les deux. Plus largement, notre modèle d’organisation n’est pas économiquement optimal : des personnes de grande qualité sont recrutées mais on ne leur donne pas suffisamment de moyens pour leurs travaux. Il faut par ailleurs coordonner les pratiques menées au niveau français avec ce qui se fait au niveau européen. Enfin, le troisième enjeu tient au financement des infrastructures de recherche, elles sont cruciales dans beaucoup de domaines.
“Doit-on continuer à payer tous les chercheurs de la même manière ou devons-nous tenir compte aussi du marché ?”
Vous évoquez la question de l’attractivité : comment fidéliser les talents scientifiques alors que les salaires ne sont, de l’avis de tous, pas à la hauteur par rapport au privé et à vos concurrents universitaires internationaux ? Comment le secteur public français peut-il remporter la guerre des talents ?
Le contexte a changé depuis vingt ans. Je viens d’une époque où vous étiez recruté directement après votre thèse, voire avant. Désormais, les jeunes chercheuses et chercheurs enchaînent plusieurs “postdocs” après leur thèse [un postdoctorant ou “postdoc” est un chercheur titulaire d’une thèse de doctorant engagé en CDD dans un laboratoire de recherche, ndlr]. Et ils sont plus exigeants concernant les conditions de travail qu’on leur propose. À mon sens, trois éléments sont décisifs, du plus général au plus particulier : d’abord l’environnement scientifique dans lequel vous évoluez, les collègues avec lesquels vous travaillez, votre environnement scientifique proche ; ensuite les moyens dont vous disposez pour mener vos travaux, la possibilité de recruter un doctorant ou un postdoc ; enfin la question du salaire. Si on vous propose un poste réunissant ces trois paramètres, alors vous pouvez être tenté d’aller voir ailleurs. Les chercheurs français sont rémunérés moins de 3 000 euros brut par mois en début de carrière, après avoir fait le plus souvent plusieurs postdocs à la suite de l’obtention de leur doctorat. Ils ne disposent pas, dans la majorité des cas, de moyens optimaux pour travailler. Forcément, certains envisagent un recrutement ailleurs ou de partir… Ce constat doit nous amener à faire des propositions concrètes. Et je considère qu’il n’y a pas de tabou et qu’il faut tout envisager : doit-on continuer à payer tous les chercheurs de la même manière, ou devons-nous tenir compte aussi du “marché”, ce que font la plupart des autres pays ? Par ailleurs, nous avons dans nos disciplines certains “phares”, des chercheurs reconnus et réputés, ou de très brillants promis a priori à un très bel avenir. Pour les garder, ne faut-il pas se donner les moyens de leur proposer un environnement particulier et une rémunération adaptée ? Se poser ces questions est nécessaire, si possible en dépassionnant le débat.
Car nombre d’acteurs veulent maintenir des grilles de salaires similaires pour tous les chercheurs…
Il est indispensable de mieux payer toutes les chercheuses et tous les chercheurs, si nous ne voulons pas lentement mais inexorablement décrocher dans la compétition internationale. Mais, encore une fois, nous devons étudier en même temps le principe de rémunérations différenciées.
En matière de nouvelles technologies, comment favoriser le passage de la création aux produits innovants ?
Notre rôle principal consiste à favoriser la création de start-up, particulièrement dans le domaine des deep tech [des produits ou services conçus sur la base d’innovations de rupture, ndlr]. Le CNRS et ses partenaires permettent la création d’une centaine de start-up par an : c’est bien, mais il est possible de faire beaucoup mieux. Par ailleurs, nos start-up sont “start”, mais pas assez “up”. C’est aussi l’un des enjeux du projet de loi de programmation pluriannuelle que de réfléchir à cela. Dans le domaine des start-up, nous avons probablement un système d’aides à revoir. Il faut accepter que si 100 start-up sont créées, il peut n’en rester plus qu’une cinquantaine ou moins au bout de deux ans. Et accepter que l’arrêt d’une start-up n’est pas une infamie, ni même un échec, mais l’occasion d’acquérir de l’expérience.
“En France, nous avons encore une phobie totale de l’échec.”
L’échec fait partie de l’écosystème de l’innovation et de l’entrepreneuriat. Mais est-il accepté en France ?
En France, nous avons encore une phobie totale de l’échec. Si vous arrêtez votre start-up au bout d’un an, c’est un échec. Aux États-Unis, c’est vu comme une expérience. Certainement faut-il revoir notre approche. Le fait de laisser de nombreuses start-up vivoter n’aide pas à l’efficacité générale du système. Le rôle du CNRS consiste à mettre sur la ligne de départ des porteurs de projets disposant des plus grandes compétences possibles. Le fait qu’ensuite, ces start-up courent ou ne courent pas loin n’est pas complètement de notre responsabilité. En revanche, nous avons tout à gagner du fait qu’elles maintiennent un lien avec le laboratoire dont elles sont issues. Au-delà des start-up, nous devons travailler davantage avec les PME et les ETI [les petites et moyennes entreprises et les entreprises de taille intermédiaire, ndlr]. Leurs patrons n’osent souvent pas venir nous voir et de notre côté, nous n’échangeons pas suffisamment avec eux. Plutôt que d’envisager de créer une start-up, il est parfois préférable de transférer un brevet ou un logiciel à une PME/ETI existante.
Les chercheurs ont-ils suffisamment l’esprit business ?
Davantage qu’autrefois, les doctorants et postdoctorants sont prêts à lancer leur start-up et à décliner leurs idées et leurs créations en projets d’entrepreneuriat. Les chercheurs créateurs d’entreprise quadragénaires ou quinquagénaires sont beaucoup moins nombreux et il est certainement préférable que ceux-là restent chercheurs et conseillent les start-up créées par leurs doctorants. Regardez Israël ou les États-Unis : les chercheurs expérimentés viennent souvent en appui des projets de leurs anciens étudiants. Sachons exploiter au mieux les qualités des uns et des autres, sans penser à ne soutenir que des espèces de Pic de La Mirandole des temps modernes, chercheur, businessman et leveur de fonds.
“Si notre pays croit à la recherche, il doit investir dans cette recherche et non se perdre dans des querelles organisationnelles ou de territoires.”
L’essentiel des projets s’appuie sur les avancées de la “tech”. Quelles sont les potentialités de cette dernière ?
La place du numérique va continuer d’augmenter de manière considérable dans les années à venir. Nous n’en sommes qu’aux balbutiements et l’ensemble des acteurs de la société doivent en prendre conscience. J’avais, voilà quelques années, organisé une démonstration des potentialités du numérique à destination de députés et sénateurs alors que j’étais encore à l’Inria [l’Institut national de recherche en informatique et automatique, dont Antoine Petit a été le P.-D.G. de 2014 à 2018, ndlr]. Nombre d’entre eux m’avaient répondu : “Le numérique ne m’intéresse pas.” Comment est-ce possible ? Certes, les choses avancent et je me réjouis que le ministre [de l’Éducation nationale et de la Jeunesse, ndlr] Jean-Michel Blanquer ait annoncé le développement d’un enseignement au numérique dans les lycées. Nous devons aussi être vigilants pour celles et ceux qui sont déjà sur le marché du travail. Plus généralement, il faut que le secteur public s’approprie davantage les enjeux numériques, même si, bien sûr, les avancées sont nombreuses. De grands industriels s’inquiètent d’être intermédiés, comme l’ont été les hôteliers : les réservations s’opèrent désormais en grande majorité via des sites spécialisés. Cela pourrait aussi se constater pour les missions de service public : les patients vont chercher sur Internet telle ou telle prescription ou avis médical ; l’intelligence artificielle est capable de faire émerger une jurisprudence administrative ou juridique… Il faut être modeste et constructif sur ces enjeux et avancer en synergie.
En matière, justement, de synergie, comment renforcer les liens entre chercheurs et universitaires, alors que le CNRS et les universités n’entretiennent pas de très bonnes relations aujourd’hui ?
Les problèmes franco-français de concurrence entre grandes écoles et universités, et entre universités et organismes de recherche ne sont pas à la hauteur des enjeux et n’intéressent personne en dehors de nos frontières. Ne nous trompons pas d’enjeu : nous devons tous travailler ensemble. Cela suppose de faire des choix. Nous avons besoin d’universités fortes au niveau international, mais nous n’aurons jamais des dizaines d’entre elles dans le classement de Shanghai. Certaines plus petites universités ont intérêt à se spécialiser et à se positionner sur des niches quand d’autres seraient généralistes. Nous devons être pragmatiques. Et l’organisation de la recherche française est basée sur la complémentarité entre organismes de recherche et universités. Il serait absurde de vouloir faire un “grand soir” qui nous prendrait des années et pendant lequel nos concurrents étrangers continueraient à progresser. Si notre pays croit à la recherche, il doit investir dans cette recherche, qui va aider à créer des emplois et de la valeur, pas se perdre dans des querelles organisationnelles ou de territoires, sans intérêt aucun.
Propos recueillis par Sylvain Henry