Retraites : régime universel ou système à points ?
Retraites : quelques exemples pour illustrer l’injustice de la réforme
LE MONDE – Pierre Merle, professeur de sociologie à l’université de Bretagne occidentale – publié le 9 janvier 2020
L’objectif de justice affiché par la réforme dissimule mal les mécanismes producteurs d’inéquité, observe dans une tribune au Monde le sociologue Pierre Merle.
Répété ad nauseam, l’aphorisme « un euro cotisé donne les mêmes droits » est un principe d’équité. L’actuelle réforme ne parvient toutefois pas à réaliser l’équité souhaitée, soit parce que le principe proposé n’est pas respecté, soit parce que ce principe aboutit paradoxalement à plus d’injustice, soit parce qu’il méconnaît la complexité des situations.
Actuellement, la prise en compte des enfants dans le calcul d’une pension fait l’objet de règles différentes selon les régimes de retraite. La réforme par points propose une augmentation de 5% des points cotisés pour chaque enfant.
Cette règle est-elle juste ?
Dans le système de retraite par points, une employée non qualifiée obtiendrait presque 20000 points au cours d’une carrière de quarante-trois ans payée au SMIC. Ses deux enfants lui permettront d’obtenir un supplément de retraite de 2000 points, soit un supplément annuel de retraite de 1100 € (un point est égal à 0,55 €). En percevant un salaire équivalent à trois fois le SMIC, une femme cadre obtiendrait, elle, un supplément de 3300 €.
Si ces deux actives prennent leur retraite à 64 ans, celle dont le niveau de vie est le plus bas a une espérance de vie de 80 ans. Au cours de ses 16 années de retraite, elle percevra un supplément de 17600 €. Celle dont le niveau de vie est élevé a une espérance de vie de 88 ans et percevra un supplément de 79200 €.
Alors même que ces deux femmes ont chacune élevé deux enfants, est-il juste que, sur l’ensemble de sa retraite, la première perçoive 61600 € de plus que la seconde ?
Appliquer un principe de justice
Une réforme juste nécessiterait que, quels que soient le statut et le salaire de celle qui a élevé un enfant, celui- ci « donne les mêmes droits », c’est-à-dire apporte un nombre identique de points. Paradoxalement, appliquer un même principe d’équité peut s’avérer injuste dans certaines situations.
L’exemple des 860 000 professeurs est connu. En ne calculant plus la pension de retraite des enseignants sur les six derniers mois mais sur l’ensemble de leur carrière comme pour les salariés du privé, ce principe de justice aboutit à des baisses considérables de leur retraite.
Le gouvernement a reconnu l’injustice que provoquerait la mise en œuvre du principe de justice dont il fait pourtant l’éloge.
Appliquer un principe de justice sans considérer l’inégalité des situations individuelles ou statutaires est une source d’inégalité supplémentaire. La non-prise en compte des différences d’espérance de vie considérables entre les actifs illustre parfaitement l’injustice de la réforme. Les 5% les plus pauvres ont une espérance de vie de 71,7 années ; les 5% les plus riches une espérance de vie de 80,4 ans.
Si ces deux catégories d’actifs, après 43 ans d’activité, font valoir leurs droits à pension à 64 ans, les plus pauvres percevront leur pension pendant 7,7 années et les seconds la percevront pendant 16,4 ans. Les 5% les plus riches ont donc une retraite 2,1 fois plus longue que celles des plus pauvres. Est-il juste que le taux de cotisation de ces deux catégories d’actifs soit de 28% alors qu’un euro cotisé donne 2,1 plus de droits effectifs aux premiers par rapport aux seconds ?
Réduire cette injustice fondamentale
Une autre façon de mesurer cette inégalité est de constater que, pour bénéficier d’une année de retraite, les plus pauvres doivent travailler 5,6 années et les plus riches seulement 2,6 années ! Un calcul similaire peut être réalisé entre les retraites des cadres et des ouvriers sachant que l’espérance de vie des premiers est presque supérieure de sept ans à celle des seconds.
Il existe plusieurs façons de réduire cette injustice fondamentale. La première serait d’augmenter le taux de cotisation en fonction du niveau de revenu puisque l’espérance de vie croît régulièrement avec celui-ci. Cette sur-cotisation des actifs aisés permettrait un départ moins tardif des actifs dont l’espérance de vie est la plus courte. Cette sur-cotisation relèverait d’un principe de solidarité mais tout autant d’un principe d’équité afin que le rapport entre les années de cotisation et les années de retraite soit proche quels que soient le statut et le revenu.
Une autre solution serait de mieux prendre en compte la pénibilité au travail qui affecte l’espérance de vie. Sur cette question, le rapport Delevoye et le gouvernement présentent des mesures limitées qui auront des effets réduits voire insignifiants sur l’ampleur de l’injustice liée aux différences d’espérance de vie. La décision la plus injuste est sans aucun doute la fixation d’un « âge du taux plein », « âge pivot » ou « taux d’équilibre » à 64 ans qui serait, de fait, la variable d’ajustement centrale du futur régime de retraite.
Lorsque l’âge du taux plein passera à 65 ans, les % les plus pauvres perdront une année de retraite (de 7,7 à 6,7 années), soit une réduction de 13% de la durée de leur retraite, alors que cette réduction sera limitée à 6% (de 16,4 à 15,4) pour les 5% les plus riches. Si l’âge du taux plein atteint 67 ans, âge déjà atteint dans certains pays européens, la durée de la retraite des 5% des plus pauvres sera inférieure à cinq années.
Tendanciellement, l’élévation de l’âge du taux plein revient à faire payer la retraite des plus riches par les actifs les plus pauvres.
Soit le gouvernement et les économistes qui le conseillent ignorent les règles élémentaires de l’arithmétique, soit ce sont des adeptes cachés de George Orwell. « La justice de la réforme » n’est que l’injustice ; « dire la vérité aux Français » revient à diffuser le mensonge ; « la sauvegarde du système de retraite par répartition » n’est qu’une façon pernicieuse de le pervertir.
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Étude CNAM Un système de retraite universel, les inégalités du travail à la retraite