La loi de programmation de la recherche jugée « insuffisante » (Le Monde 23 juillet)
La ministre de la recherche, Frédérique Vidal, a présenté un projet de loi prévoyant d’abonder de 25 milliards d’euros sur dix ans la recherche publique, pas assez pour rattraper le retard français, selon de nombreux acteurs du secteur.
Le monde 23 juillet 2020
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La loi de programmation de la recherche jugée « insuffisante »
Depuis 2000, la France a dévissé dans le classement des grandes nations scientifiques, passant du 5e au 8e rang des contributeurs aux publications scientifiques. Par rapport à l’objectif fixé en 2002 de porter en 2010 l’effort de recherche de la nation à 3 % du PIB (1 % pour le public, 2 % pour le privé), le compteur reste bloqué à 2,2 %, dont près de 0,8 % pour le public. La France se situe là à la treizième place internationale – la Corée du Sud, championne mondiale, est à plus de 4 % du PIB. Frédérique Vidal, ministre l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation, a présenté en conseil des ministres, mercredi 22 juillet, un projet de loi de programmation pluriannuelle de la recherche (LPPR) destiné à apporter des réponses à cette situation de décrochage et « tendre vers cet objectif des 3 % du PIB ».
« Jamais depuis la fin de la deuxième guerre mondiale un gouvernement n’a réalisé un tel investissement dans la recherche », a fait valoir Frédérique Vidal, lors d’un point presse à l’issue du conseil des ministres. Vingt-cinq milliards d’euros doivent être injectés par étapes sur les dix prochaines années : 400 millions en 2021, 800 millions en 2022, puis 1,2 milliard en 2023, détaille l’Agence France-Presse. Avec l’objectif, en 2030, d’un budget annuel de 20 milliards d’euros par an, soit 5 milliards de plus qu’actuellement.
Cette programmation permettra à l’Agence nationale de la recherche (ANR) « de se hisser au niveau des meilleurs standards internationaux », a indiqué la ministre. Créée en 2005, cette agence permet un pilotage de la recherche en lançant des appels à projets sur des thématiques ciblées. « Ses moyens annuels augmentés de 1 milliard d’euros d’ici à 2027 lui permettront de porter à 30 % le taux de succès des appels à projets, contre 17 % actuellement », a souligné Frédérique Vidal – un des griefs des chercheurs était précisément lié aux faibles chances d’obtenir des financements au terme d’un parcours du combattant administratif.
La LPPR prévoit aussi une revalorisation des salaires avec, par exemple, « plus de 1 000 euros supplémentaires pour les chargés de recherche en 2021 », et une augmentation « de 30 % de la rémunération des doctorants ». Une mesure assortie d’« une hausse de 20 % du nombre des thèses financées dans tous les champs disciplinaires ». Le salaire d’embauche des jeunes chercheurs passera à l’équivalent de deux smics, contre actuellement 1,6 pour le premier échelon. Au total, entre 2021 et 2027, près de 92 millions d’euros supplémentaires seront mobilisés chaque année dans ces revalorisations salariales. La future loi vise aussi à « redonner du temps aux chercheurs », a souligné la ministre, notamment à travers 5 000 créations d’emplois.
Le volet budgétaire est « une grande déception »
Une innovation du projet de loi est l’institution d’une nouvelle voie de recrutement pour les chercheurs et enseignants-chercheurs, inspirée des tenure tracks à l’américaine : des chaires de professeurs juniors qui bénéficieront d’un financement de 200 000 euros en moyenne « afin de conduire leurs recherches avant de pouvoir intégrer, à l’issue de leurs travaux, les corps des professeurs des universités ou des directeurs de recherche ».
Avant même son adoption par le conseil des ministres, avec en perspective sa discussion au Parlement à l’automne pour une entrée en vigueur début 2021, le projet de LPPR a fait l’objet de nombreuses critiques – notamment sur l’effet « trompe-l’œil » de l’annonce des 25 milliards d’euros d’investissement étalés sur dix ans, donc sans garantie de continuité lors des prochaines mandatures. Pour l’Académie des sciences, qui avait préconisé un supplément de 7 milliards du budget public en cinq ans pour atteindre l’objectif de 1 % du PIB pour la recherche publique, le compte n’y est pas.
Le 3 juillet, elle constatait dans un communiqué qu’« en dépit d’avancées et d’un effort financier public significatif, le volet budgétaire du projet de LPPR ne répond pas à cette ambition ». Même s’il voit d’un bon œil l’augmentation du budget de l’ANR, les revalorisations salariales, l’augmentation des CDI de mission et l’instauration des tenure tracks, le chimiste Marc Fontecave (Collège de France), qui a codirigé un groupe de travail de l’Académie sur la LPPR, constate « une grande déception » : « 4,8 milliards de plus dans dix ans, cela conduit à environ 0,83 % du PIB, donc très loin de l’objectif. De plus, le démarrage est très faible dans les trois à quatre ans à venir. »
Revalorisation salariale insuffisante
Dans un avis adopté le 24 juin, après saisine du gouvernement, le Conseil économique, social et environnemental (CESE) avait, lui aussi, critiqué une trajectoire budgétaire jugée « insuffisante », préconisant une hausse budgétaire de 6 milliards d’euros durant le quinquennat. Pour Sylviane Lejeune, représentante CGT cadres et techniciens, rapporteuse de cet avis, le gouvernement devrait infléchir son projet « et écouter davantage la communauté scientifique, notamment sur les questions posées par le financement par projets, au détriment du financement de base ». Le « mode projet » est en effet souvent vécu par le monde scientifique comme une restriction de son horizon de recherche, laissant moins de place à l’exploration pure susceptible d’ouvrir des perspectives inédites.
« Cette loi aurait été bonne pour l’an 2000. Mais pour atteindre 1 % du PIB en 2030, il faut non pas 25 milliards d’euros supplémentaires, mais 100 milliards », commente quant à lui l’embryologiste (CNRS) Patrick Lemaire, président de la Société française de biologie du développement. Il note que sur les 25 milliards avancés, seuls les 7 milliards fléchés vers l’ANR et les montants destinés aux revalorisations salariales sont clairement attribués. « Ma crainte est que les 14 milliards restants aillent principalement à l’innovation, pas à la recherche. » Il estime que le manque d’ambition concernant le plan d’emploi risque d’obérer l’objectif d’attractivité vers les métiers scientifiques. « Nos salaires sont inférieurs de 30 % à ceux des corps de même rang dans les autres ministères », assure-t-il. Il déplore une « loi technique, sans ambition politique », avec « la barre mise à fond sur le financement par projets ». Il espère que la discussion parlementaire permettra de modifier et préciser le projet.
Pour le spécialiste des coronavirus Bruno Canard (CNRS), la déception est aussi de mise. « C’est un bon point de revaloriser les carrières, note-t-il. Mais pour avoir échangé avec mes collègues exilés, même en doublant les salaires, sans reconstituer les effectifs de techniciens affiliés, sans capacité à investir dans le matériel, vous ne ferez pas revenir les premiers de cordée évoqués par le président Macron. » Depuis 2016, sa discipline « mendie » ainsi pour passer de trois à six cryomicroscopes au niveau national, pour 36 millions d’euros, un montant « dérisoire par rapport aux aides aux entreprises privées du secteur ». Or, « si la recherche académique s’assèche, en aval, la recherche privée ne pourra pas en bénéficier ». En infectiologie, pour la recherche de médicaments, de vaccins, rappelle-t-il, l’« unité de temps, c’est dix ans ». Pour lui, la LPPR se fonde sur « le vieux discours de l’excellence et de la compétition entre équipes. Ce serait mieux de penser solidarité, collaboration et partage ».