“Notre société française est l’héritière du modèle macaque” (CFDT)
Par Claire Nillus— Publié le 26/11/2021 à 11h16 sur le site de syndicalisme hebdo
Pascal Picq est l’auteur de Les Chimpanzés et le travail. Pour lui, le télétravail est une révolution anthropologique.
Dans votre livre, vous expliquez que la séparation entre vie professionnelle et vie personnelle est récente…
En effet, il faut attendre les années 1970 pour que le travail hors du domicile devienne la norme dans les pays développés. Autrefois, en ville, les professions libérales s’exerçaient à demeure. À la campagne, il n’y avait pas non plus de distinction entre les lieux de résidence et les lieux d’activité. Avec la révolution industrielle et la concentration des moyens de production, les travailleurs, issus de l’exode rural, se retrouvent dans les cités ouvrières et minières. Ce n’est qu’à partir des Trente Glorieuses qu’arrive la séparation lieu de vie-lieu de travail, sur fond de tertiarisation de l’économie, avec l’invention des banlieues et les conséquences désastreuses de cette géographie de l’habitat et du travail : plus de transports, de pollution, de fatigue… la litanie métro-boulot-dodo.
Les cités-dortoirs remplacent les cités laborieuses. Les générations actuelles n’ont connu, en majorité, que cette séparation. Mais toute adaptation rencontre ses limites. On est allés trop loin ; c’est la mésadaptation.
Vous dites qu’en France, trop d’archaïsmes entravent notre adaptation au monde du travail hybride… lesquels ?
Je me fonde sur l’étude de chercheurs qui ont analysé près de 70 sociétés de singes, de grands singes et d’humains. Il en ressort deux grands types de comportements : macaque ou chimpanzé. Notre société française est l’héritière du modèle macaque, fondé sur une hiérarchie descendante, où les erreurs et les idées des autres ne sont pas tolérées. Nous privilégions encore le statut aux compétences. En revanche, dans le système chimpanzé, la hiérarchie existe aussi, mais différemment : les « dominants » acceptent de se placer sous l’autorité d’un autre s’il se montre plus habile lors d’une chasse. De même, les entreprises qui réfléchissent à leur organisation avec des systèmes de délégation et de partage s’adaptent mieux que d’autres, cela s’est vu pendant la crise sanitaire.
Vous parlez d’évolution anthropologique à propos du télétravail. Pourquoi ?
La transformation des entreprises a commencé depuis une décennie au moins, avec la numérisation, l’automatisation et la robotisation, sans oublier les nouvelles orientations liées à la RSE [responsabilité sociale et environnementale], mais le travail à distance restait peu développé.
Le confinement a prouvé que beaucoup plus de tâches qu’on ne pensait sont réalisables à distance. Or les mutations du travail agissent comme la sélection naturelle : les entreprises qui n’innovent pas, tant sur le plan managérial qu’environnemental et sociétal, seront vouées à se transformer ou à disparaître car, comme toujours dans l’évolution, on ne reviendra pas en arrière !