Édito du 24 novembre 2025

Pour une République de la connaissance : défendre la liberté académique et refonder le fonctionnariat de la recherche

« Mur de déficit d’attractivité » : l’expression de la secrétaire générale de la CFDT Fonctions publiques n’a rien d’une formule choc de plus. Elle décrit une réalité brute : plus de 60 000 postes vacants dans les trois fonctions publiques, des services qui se vident, des agents épuisés, des usagers qui renoncent à leurs droits faute d’interlocuteurs. Quand la Défenseure des droits parle d’« alerte démocratique », ce n’est pas une hyperbole. C’est le diagnostic d’un système public qui se fissure.

L’Université et la recherche ne sont pas à l’abri de cette décomposition silencieuse. Elles en sont même l’un des épicentres. Or, ce qui se joue là dépasse largement le seul sort des universitaires : c’est l’idée même de la connaissance comme bien commun qui est en cause.

La liberté académique, ou la possibilité de penser sans laisse

La liberté académique n’est pas un privilège corporatiste pour enseignants grincheux. Elle est la condition même de l’activité scientifique : un questionnement endogène, qui ne reçoit pas des pouvoirs politiques ou économiques la liste des sujets légitimes, et qui ne se laisse pas enfermer dans l’horizon du rendement immédiat. L’Université repose sur une interrogation illimitée : elle n’a pas, par principe, à prouver que chaque question peut « rapporter » quelque chose à court terme. Sa méthode, ce n’est ni le storytelling ministériel ni le sondage d’opinion, mais la confrontation argumentée entre pairs, cette disputatio patiemment construite qui fait émerger des savoirs robustes. Transformer cette dynamique en simple variable d’ajustement de la politique du moment, c’est renoncer à ce qui fait de la science autre chose qu’une officine de conseil. C’est accepter que la production de savoirs ne soit plus un commun, mais un instrument.

Du soupçon au fichage : la pente glissante

Dans ce contexte, les offensives récentes contre la liberté académique sont tout sauf anecdotiques. Quand un pouvoir politique1, sous la pression des obsessions de l’extrême droite, commence à suspecter les chercheurs et les étudiants d’atteintes idéologiques présumées, le pas suivant devient vite tentant : mesurer, classer, ficher.

L’idée même d’adresser à des agents du service public un questionnaire portant, directement ou indirectement, sur leurs opinions ou engagements politiques est un basculement. Elle viole le principe de neutralité institutionnelle : ce n’est pas l’État qui doit enquêter sur la loyauté politique des universitaires, ce sont les universitaires qui doivent pouvoir interroger librement les choix de l’État. S’ajoute à cela la violence symbolique de catégories pseudo-scientifiques qui essentialisent les individus en fonction de supposées « races », de religions ou d’origines. À la fois insoutenable moralement et profondément fragile sur le plan juridique, une telle démarche fait entrer l’Université dans une logique de contrôle politique incompatible avec sa mission.

Disons-le clairement : on ne lutte pas contre la radicalisation, le complotisme ou la fragmentation du corps social en surveillant les campus comme des ennemis de l’intérieur, mais en leur donnant les moyens d’exercer ce pour quoi ils existent : comprendre, contextualiser, critiquer.

Une recherche exsangue dans un service public fragilisé

En parallèle de ces attaques symboliques, le sous-financement chronique et la dégradation des conditions de travail minent la recherche publique. Les agents font « toujours plus avec toujours moins », jusqu’à ce que, très concrètement, le service ne soit plus rendu : moins de temps pour encadrer les étudiants, moins de moyens pour les laboratoires, plus de précarité dans les équipes, plus de départs vers le privé ou l’étranger. Le « mur de déficit d’attractivité » évoqué par la CFDT ne tombe pas du ciel. Qui peut sincèrement s’étonner que des jeunes diplômés hésitent à s’engager dans une carrière où l’on cumule concours interminables, contrats précaires, pressions à la publication « rentable » et remise en cause publique de sa légitimité ?

Quand les meilleurs renoncent, quand les vocations se détournent, ce n’est pas seulement un « problème RH ». C’est une défaite collective : on se prive de chercheurs qui auraient pu mieux préparer la transition écologique, la révolution numérique, la lutte contre les inégalités de santé, l’adaptation de l’école, la compréhension des mutations démocratiques.

Défendre les chercheurs, c’est défendre les citoyens

Lorsque des usagers renoncent à leurs droits parce qu’ils ne trouvent plus de guichet ouvert, c’est la démocratie qui recule. De la même façon, lorsque des citoyens renoncent à comprendre le monde faute de médiation scientifique, faute de cours accessibles, faute de travaux de recherche de qualité, c’est aussi la démocratie qui recule.

Nous avons le choix : soit laisser s’installer une République de la suspicion, où l’on fiche, chercheurs et universitaires, où l’on laisse se vider les laboratoires et où l’on externalise la production de savoirs à quelques plateformes privées ; soit assumer une République de la connaissance, où l’on protège et renforce celles et ceux qui, au quotidien, produisent, critiquent et transmettent les savoirs.

Refonder un fonctionnariat de la recherche attractif, sécurisé et respecté, ce n’est pas défendre un intérêt de caste. C’est défendre la possibilité, pour toute la société, de continuer à penser librement.

  1. ↩︎