Les vrais enjeux du droit à la déconnexion

Les vrais enjeux du droit à la déconnexion

 Un article de la revue CADRES décembre 2018
Thierry Le Fur Année 2018 – Revue n°479
 Si l’on doit reconnaître une vertu au droit à la déconnexion, c’est d’avoir posé le sujet de manière visible, consensuelle et positive. Mais l’hyperconnexion est multidimensionnelle et glisse entre les doigts. Les frontières à établir entre vie professionnelle et personnelle sont poreuses et les repères sont flous : nous le déplorons, mais souvent cela nous arrange bien… Pourtant nous sentons bien qu’il y a un problème : et si les enjeux d’origine avaient évolué trop discrètement ?

Nos repères se sont évaporés. Avec le numérique sommes-nous dans le domaine de l’hyperconnexion ou celui des addictions numériques ? La frontière entre conduite chronique et conduite addictive est floue, comme peut l’être celle entre un usage numérique permanent au travail et l’addiction au travail, comme l’est devenue celle entre nos vies professionnelles et privées, entre les outils qui font gagner du temps et ceux devenus chronophages, etc. Tel un cloud (nuage) aux contours flous, le développement de l’hyperconnexion n’offre pas spontanément un repère-clé : pourtant il s’est opéré en 2012 quand simultanément, il a eu plus de cartes mobiles actives que de français, que 99 % d’entre nous étions désormais sur des zones couvertes, que les tarifs des téléphones et abonnements s’effondraient, etc. Symboliquement le haut débit venait d’enterrer le Minitel (novembre 2011). Aussi discrètement les équipes ont elles basculé dans l’hyperconnexion dans le monde du travail. Avant cela, dans une équipe de dix personnes, seuls deux ou trois salariés avaient un portable ou Internet chez lui : la discussion animée de fin de journée prenait fin… en fin de journée, car les autres membres de l’équipe n’étaient pas joignables. Depuis ce rempart est tombé : quand quelqu’un s’enflamme sur un sujet, toute l’équipe connectée est en surchauffe : le terme « burnout » (to burn : brûler) ne s’est pas développé par hasard. Que faire alors ?

Déconnexion ? Tant de repères aux temporalités plus ou moins connues

La pertinence du droit à la déconnexion réside en des points simples : à un (ou des) moment(s) il faut marquer une pause numérique, savoir se référer aux heures de travail et hors travail (dans des plages horaires acceptables (astreinte numérique ou contrat du siècle excepté). Tous ces points ont en commun de se référer aux temps et temporalités. Et si la reprise en main de nos temporalités était tout l’enjeu de nos usages numériques, bien au-delà de ce qu’on en avait perçu jusqu’ici ? Il est vrai que les multiples problèmes de « frontières » et de flous ont largement contribué à ce que ce sujet nous glisse entre les doigts. Mais les neurosciences et le numérique associé au Big Data nous permettent d’en savoir subitement plus, de manière factuelle et précise (même si les enjeux santé sont connus depuis cinq à plus de cinquante ans pour l’essentiel).

Pour y voir clair, nous pouvons aborder chaque dimension du numérique par des trilogies : celle des temporalités, puis celle des conséquences directes et enfin des dimensions de notre vie pour lesquelles une éducation au numérique s’impose.

Les trois dimensions temporelles de l’hyperconnexion

La première dimension de l’hyperconnexion se caractérise principalement par trois temporalités d’usages : les durées d’usages, leur intensité (ex. travailler en multitâche) et les plages horaires (ex. usage nocturne inapproprié). L’industrie numérique le sait bien, qui pour une part a fondé ses modèles économiques sur nos « temps de cerveau disponible ». Depuis juin 2018, elle s’est brusquement décidée à développer une prévention des addictions numériques et à nous intéresser aux dimensions temporelles de nos usages : Apple et Google mettent à disposition des outils nous permettant de vérifier nos temps d’usages et de les limiter dans certains cas ; et Facebook vient de rendre opérationnelle une telle fonction. Les repères proposés sont exactement ceux que le bon sens nous aurait inciter à observer : durées d’usages, intensité (ex. nombre de notifications) et les plages horaires d’usages car c’est bien ceux qui nous importent. Mais pourquoi l’industrie numérique réagit maintenant ? Peut-être, parce que le Prix Nobel de médecine d’octobre 2017 a été décerné pour des travaux sur nos horloges biologiques : le sujet devient trop visible pour être occulté. Peut-être d’autres études doivent être dévoilées. Quoiqu’il en soit, les conséquences de l’hyperconnexion (traçables juridiquement à la seconde près en durée, intensité et usages) deviennent de nature neurobiologique (et plus seulement psychologique). Elles peuvent ainsi déplacer le champ de bien des responsabilités du salarié qualifié de « mal dans sa peau » vers un employeur qui factuellement a laissé les usages numériques abusifs se développer sans information ou prévention.

La deuxième dimension se caractérise principalement par trois comportements à risques, les « 3 S » : une surexcitation (ou surcharge) mentale quasi-permanente, un sommeil fracturé et une sédentarité excessive. La surexcitation mentale dérive souvent en stress chronique et la surcharge mentale prolongé en épuisement. Le sommeil fracturé regroupe principalement l’insuffisance de la durée de sommeil (ex. écrans empêchant de s’endormir), un sommeil hors cycles circadiens (ex. travail de nuit), le sommeil perturbé par un stress chronique et les interruptions nocturnes (ex. phénomène lié au smartphone connecté 24/24). La sédentarité excessive s’est développée plus insidieusement : être assis à son bureau n’avait rien d’anormal. Mais pour beaucoup, l’écran est devenu un point d’ancrage, bien fixé : envoyer un mail à son collègue au lieu d’aller le voir, faire une call-conférence au lieu d’une réunion physique, etc. Parallèlement un sommeil fracturé qui rend plus apathique invite moins au mouvement. Quand de surcroît il dérégule l’appétit à la hausse, bouger en étant apathique et lourd devient une gageure. La campagne « bien bouger, bien manger » n’est peut être pas arrivée par hasard !

La troisième dimension concerne les conséquences sur une représentation de notre santé et qualité de vie au travail, que je décline en trois « tables des temporalités numériques » : les performances, la santé physique et les bonheurs (qui intègrent notamment la santé mentale). Elles sont une invitation à mieux vivre et travailler avec le numérique, pour en discerner la part d’usage normal et excessive acceptable, de celles toxiques au sens professionnel, physiologique et mental. Elles sont aussi une invitation aux entreprises à mesurer les enjeux financiers à faire de la prévention – ou a minima une éducation – des usages numériques. J’entends un commissaire aux comptes m’indiquant que « le meilleur usage des outils numériques – tant en regain de performances qu’en réduction de risques – peut être le plus gros gisement inexploité de bénéfices ».

Les trois tables des temporalités numériques : performances, santé et bonheurs

La première des trois tables concerne les performances : il s’agit d’intéresser les managers ! Nous cherchons à sensibiliser les organisations du travail. Le always-on (« toujours connecté ») incite à des interruptions permanentes. Or à chaque message numérique nous perdons le fil de notre pensée et il nous faut une minute a minima pour revenir pleinement à notre tâche. Tous messages confondus, cela correspond à des centaines d’interruptions : des centaines de minutes, soit des heures à être déconcentrés. C’est une part de « temps à notre tâche » perdu de plus de 30 %. Le multitasking (« travail en multitâche ») se développe, mais nous savons que notre cerveau ne sait pas travailler en multitâche1. Ainsi l’illusion de pouvoir faire plusieurs choses à la fois nous fait perdre d’un tiers à la moitié de notre temps de travail. La conjugaison du always-on et du multitasking double-t-elle la perte de 30 % ? C’est discutable, mais cela surtout formate notre cerveau au zapping. Ainsi notre capacité de durée de concentration s’effondre. Comment comprendre ou manager avec des capacités d’écoute n’atteignant pas la minute ?

La deuxième table concerne la santé. Elle en rappelle les clés de bases (dormir, bouger, manger) et les risques de l’hyperconnexion sur trois domaines : les maladies cardiovasculaires, certains cancers et des troubles du métabolismes, surpoids et diabète. Les troubles du sommeil augmentent le risque d’accidents cardio-vasculaires. « La position assise que nos ordinateurs ou tablettes nous entraînent à adopter […] augmente de moitié le risque de mourir prématurément » résume l’étude menée sur 800 000 personnes par les universités de Leicester et Loughborough. Elle précise que « pour les seules maladies cardio-vasculaires les risques sont multipliés par deux et davantage pour le diabète de type 2 ».

La troisième table concerne les « bonheurs » : « Ce n’est pas que nous disposons de peu de temps, c’est surtout que nous en perdons beaucoup » disait Sénèque. Réfléchissons aux bonheurs perdus quand l’hyperconnexion nous fait perdre trop de temps. C’est aussi en conjuguant performances, santé et bonheurs, l’art par le positif de régénérer des cercles vertueux.

Paradoxalement nous savons comment agir en déconnexion mais nous en usons peu. Et si c’était le « pourquoi » agir qui nous avait manqué ? Le Prix Nobel de médecine sur les horloges biologiques2 nous invite à remettre à l’heure les horloges de nos vies professionnelles et personnelles. Mais surtout elles indiquent aux entreprises et organismes que leurs horloges marquent bien l’heure de développer la qualité de vie au travail.

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