Produire un savoir public

Produire un savoir public

Le chercheur entre laboratoire et société

Cadres La revue trimestrielle de la CFDT: CADRES
Année 2018 – Revue n°478
Isabelle Champion est chargée de recherche à l’Inra, UMR Interactions, sol, plantes, atmosphère, et membre du Bureau national de la CFDT Cadres.

La recherche illustre les difficultés du service public, entre politique nationale et réalités professionnelles, entre rationalités économiques et besoin de temps, entre isolement nécessaire et interaction avec les demandes de la société.

La recherche publique est la part de la recherche scientifique organisée et financée par l’État. Elle s’organise autour de nombreux champs publics (enseignement bien sûr, mais également la défense, la santé, l’agriculture…) via des ministères et des établissements publics. Nous voudrions ici nous interroger sur le rapport aux conditions d’exercice  du métier.
Quand on parle de recherche, les enjeux traditionnels sont les politiques publiques et les moyens qui lui sont attribués. L’Europe préconise ainsi un effort de 3% du PIB à lui attribuer. On en est loin, mais attention aux discours misérabilistes, il y a aussi des équipes mieux dotées que les autres qui émargent aux appels à projet sur des sujets porteurs (santé, spatial, environnement…) quitte à conserver des sujets en gestation en parallèle jusqu’à ce que l’un de ceux-ci émerge et devienne à son tour « porteur ». Ces équipes ont assez de moyens pour recruter des CDD, thésards et aller en congrès que ce soit en physique ou en sciences humaines. Il y a des équipes moins riches mais qui fonctionnent et mutualisent. Et puis il y a des équipes pauvres, des chercheurs qui peinent à trouver des moyens. Dans ces cas-là, on voit toute sorte de situations où les questions de gouvernance et de gestion des collectifs prennent une place quelquefois envahissante, des difficultés qui passent au second plan quand les mangeoires sont pleines mais qui deviennent criantes quand elles sont vides. Alors les chevaux se battent !
Les questions de gestion des collectifs de recherche ont été longtemps assez peu documentées comme si la recherche était dans l’ombre d’elle-même. Ces questions sont désormais traitées par les organisations syndicales qui s’outillent et font de l’accompagnement. A part la question du management (confié à des agents à haute technicité mais pas du tout recrutés sur des compétences de leader) comme dans toutes les entreprises, le monde de la recherche présente aussi des spécificités. Une chercheuse, un chercheur, est une sorte de sportif de haut niveau du cerveau et il faudrait documenter les phénomènes de fragilité personnelle (confiance en soi, confrontation aux autres, rapport à l’écriture de soi dans sa recherche…), de concurrence interpersonnelle (exacerbée par les prix, primes, évaluations qui restent exclusivement individuelles), de collaboration et de cohabitation (entre chercheurs de la même équipe, entre cerveaux de troisième ligne et cerveaux sélectionnés pour les jeux olympiques, entre cultures différentes…). La montée des risques psycho-sociaux (RPS) décrite depuis les années soixante-dix (par des chercheurs) n’a percuté la société française qu’à la fin des années quatre-vingt-dix. Or, dans les équipes de recherche, harcèlement et violence (y compris sexistes) ne sont pas rares et peuvent être ravageurs. Même si les textes réglementaires aident à l’action, la compétence syndicale a augmenté, mais avec difficulté, tant est difficile quelquefois de repérer les comportements délinquants dans des métiers où les sujets de litige tournent autour des idées qu’on a eu le premier ou pas et qui justifient qu’on signe un article ou pas. Or nous savons bien que la génération d’une idée est souvent une production collective et que les idées peuvent germer à plusieurs endroits en même temps, souvenons-nous de la controverse autour du théorème de Descartes-Snell !
Mais, au-delà de la bataille, quelquefois violente, de la propriété intellectuelle, un phénomène plus récent se fait jour qui est celui de l’intégrité scientifique : faux résultats, expérimentations pipées, statistiques biaisées, vols de résultat, plagiat, non citation des « inventeurs »… Autant des stagiaires et thésards fragiles ont pu se sentir acculés à ce type de comportements avec toute la souffrance sociale que leur dénonciation a pu générer pour eux et pour leur collectif, autant des chercheurs confirmés ont pu entrer dans ce type de comportements délinquants sans nécessité vitale autre que celle de la reconnaissance. Ces questions touchent par leur traitement et leurs conséquences au domaine des risques psychosociaux, et elles appellent comme pour les RPS une vraie réflexion sur le fonctionnement des collectifs de recherche et des outils appropriés d’innovation sociale pour une recherche moderne et apaisée.
C’est le rapport au savoir et sa diffusion dans la société qui est en jeu. Le niveau d’éducation et d’accès à l’information augmente. Le rapport au savoir et son statut évoluent. De la petite école jusqu’à l’organisme de recherche, la fertilité des idées et la connaissance ne sont plus l’apanage des maîtres et des lettrés. Il n’y a plus les sachant et les autres et cela commence par le milieu de la recherche lui-même. Jusqu’ici nous avons utilisé le terme générique de « chercheurs », mais une équipe est composée de chargés de recherche ou maîtres de conférence, de directeurs de recherche et professeurs et aussi de techniciens, ingénieurs, administratifs tous également impliqués dans la production de l’équipe avec des compétences pointues et un bagage personnel riche. Or, nous connaissons encore des équipes où le chercheur interdit à l’ingénieur de publier, où l’expression du personnel technique est reçue comme une non information dans la grande tradition française de gouvernance autoritaire et pyramidale…
Et, en effet, nos sociétés fonctionnent encore sur une hérarchie des capacités cognitives où la maîtrise du langage et de l’écrit est très valorisée par rapport à d’autres compétences. Le technicien fabrique, met au point… Il est moins reconnu que le chercheur qui rédige le projet, la publication. Or cette hiérarchie ne repose sur rien d’autre que sur une suprématie académique traditionnelle.
En effet, l’opération de réglage d’une pipette demande autant de capacité cognitives (abstraction, spatialisation, logique, intuition, compréhension du contexte…) que la rédaction d’un article (en mauvais anglais). Nos collectifs vont bouger et bougent déjà car la recherche est en première ligne sur une remise en question de ces hiérarchies. Quand on se prive de la parole d’une technicienne, qu’on bride l’initiative d’un ingénieur on se prive d’une ressource et d’un potentiel d’innovation qui feront peut-être la différence avec des équipes plus « agiles », moins sclérosées. Les savoirs diffus qui résident en chacun de nous peuvent être déterminants pour l’émergence d’une innovation. Pour une société qui progresse, et pour des réponses durables dans ce monde en transition, nos structures sociales et de travail doivent accepter de se nourrir de cette intelligence d’où qu’elle vienne. Un collectif qui sait s’ouvrir aux expressions diverses de ses composants est plus agile, créatif et solide.
Plus largement, si la recherche académique est encore la règle et va le rester sur beaucoup de sujets, nombre de questions nécessitent des approches croisées. Or, la multi ou pluridisciplinarité est toujours difficile à mettre en oeuvre car elle suppose de passer du temps à partager le vocabulaire et la culture pour rapprocher les communautés et aussi parce qu’elle est moins valorisée en terme d’évaluation individuelle. Et cela concerne le rapprochement d’équipes de recherche de disciplines différentes (physique, sciences humaines…) mais aussi des partenaires de la société civile qui possèdent un savoir quelquefois unique : telle représentante des marins pêcheurs de l’estuaire a un savoir précieux sur les dynamiques des populations de poissons ; tel militant d’une ONG, tel conseiller municipal sont bien mieux à même de collecter ou d’interpréter des informations sur tel contexte sociologique qu’un chercheur ‘hors sol’…. Ce savoir échappe aux chercheurs qui restent dans l’entre-soi de la profession et les chercheurs qui sont conscients de cette richesse sont en petit nombre. Sans compter que pressés par l’injonction de la publication, ils sont peu à s’aventurer dans les champs en friche… Il est plus simple et/ou plus rassurant de publier à la découpe dans la continuité de sujets de recherche déjà reconnus.
Cependant, sur certains sujets, le chercheur aura tout intérêt à développer une culture ouverte sur la société, à connaître le tissu associatif de son territoire, à s’informer sur les initiatives de la société civile, à utiliser la ressource de la participation citoyenne (mise en réseau pour l’observation, pour le temps de calcul des ordinateurs particuliers, pour des moyens…) utilisée déjà depuis longtemps dans certaines disciplines (astronomie, environnement). Car des savoirs de divers ordres et diverses sources peuvent être déterminants dans l’émergence d’une innovation dans un contexte de recherche de solutions globales.
Faut-il alors ouvrir la palette des profils entre le savant Cosinus et Léonard de Vinci ? Le système d’évaluation – et il en faut bien un – a produit des profils suradaptés qui publient à tour de bras quitte à prendre leurs aises avec l’éthique et la déontologie du métier. Or, c’est une condition de survie de la recherche de recruter des profils variés. Le chercheur autiste enfermé dans sa bulle a encore de beaux jours devant lui et tant mieux, le leader sur-adapté également, et c’est très bien. Mais, la multiplicité des questions de recherche demande une intuition du contexte qui nécessite une culture débordant le domaine pointu sur lequel l’étudiant puis le chercheur s’est spécialisé.
Selon un sondage récent, la recherche est perçue par les citoyens comme une culture au même titre que la peinture et la littérature à savoir qu’elle entre dans notre bagage culturel commun. Des actions arts et sciences se multiplient et montrent que les croisements sont fructueux. Or, nos milieux sont toujours très pauvres, les formations sont ciblées sur la technique (calcul, modélisation, équations, statistiques…). Nos chercheurs, techniciens, ingénieurs sont très faibles en culture générale (ainsi qu’en épistémologie). Or, la recherche future, l’innovation, la recherche de rupture, la disruption, la sérendipité naissent sur un terrain autrement plus foisonnant que des compétences pointues en maîtrise de l’outil. La recherche a besoin d’humains qui sachent changer leur point de vue, qui fassent des relations atypiques, qui aillent gratter là où personne ne pensait utile de le faire… Or, nous avons très peu de réflexion sur ces conditions de mise en place d’un terreau favorable à la créativité.
En somme, il faudrait redonner au chercheur, le temps d’explorer, de rencontrer les partenaires, de se cultiver, de jouer. Si les chercheurs faisaient du télétravail bien avant qu’il soit inscrit dans la loi, c’est qu’ils ont besoin pour certains de saisir le flow, le moment de concentration et de créativité maximale. Et cette réflexion sur la créativité et le temps de pouvoir ne rien faire est une réflexion sur les conditions d’exercice du métier, une question hautement syndicale !
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