Financement de la recherche publique par appels à projets : analyse et recommandations du CNESER
Texte proposé par la commission d’étude spécialisée du CNESER « Financement de l’enseignement supérieur et de la recherche publics, hors du budget de la MIRES » à l’ordre du jour de la séance du CNESER du 11 juin.
Résultat du vote du CNESER : 44 pour, 0 contre, 0 abstentions.
Le financement de la recherche dans les laboratoires publics a été radicalement transformé depuis le début des années 2000. Depuis 15 ans, les mesures incitatives ont été multipliées pour piloter et transformer la recherche publique avec plusieurs systèmes d’appels à projets (AAP) : l’agence nationale de la recherche (ANR) pour sélectionner les activités de recherche de base et les orienter vers les enjeux sociétaux ; le millefeuille des dispositifs d’incitation1 au développement de la recherche partenariale et de l’innovation (Instituts Carnot, pôles de compétitivité, AAP collaboratifs avec des entreprises de l’ANR, CEA-Tech, IRT, SATT, CVT, IEED) ; le programme d’investissement d’avenir (PIA) pour restructurer le paysage de l’ESR et concentrer des ressources importantes sur un nombre réduit d’équipes qualifiées « d’excellentes ». Cette montée en puissance de ces programmes d’AAP a été conduite en maintenant constante la part du budget de la recherche publique, autour de 0,78 %, dans le produit intérieur brut (PIB). Cette augmentation du financement par AAP s’est donc effectuée au détriment de la dotation de base des établissements, qui ne leur permet plus de conduire une politique scientifique propre, élaborée à travers la réflexion de leurs instances scientifiques. Ainsi, le mode de financement du fonctionnement de la recherche dans les laboratoires est actuellement extrêmement déséquilibré, avec un mode de financement par AAP prépondérant, voire quasi-exclusif, pour la plus grande part des disciplines. Dans certains domaines, seules les activités de recherche qui sont financées par un AAP ont des ressources pour fonctionner alors que les autres sont destinées à disparaître ou à ne jamais être initiées.
Le fonctionnement des laboratoires de la recherche publique est actuellement financé en très grande majorité par le système des AAP. Ce système de financement mobilise, en comparaison avec un système de financement par dotations, un temps de travail supplémentaire (préparation des dossiers, évaluation et sélection, suivi administratif) et engendre donc un coût indirect. De plus, ce système de financement par AAP déstructure l’organisation du travail et, par conséquent, a un impact significatif sur les conditions de travail de tous les personnels de la recherche publique, impact qui pourrait induire un coût supplémentaire « caché ».
Le CNESER estime que l’efficacité du système de financement par AAP doit être impérativement évaluée. Au préalable, il est nécessaire de clarifier les mécanismes du financement du fonctionnement des laboratoires (hors masse salariale, infrastructure et équipement).
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4. Recommandations du CNESER
Pour que la France puisse tenir ses engagements en R&D, le CNESER estime que l’effort budgétaire devrait être programmé sur 10 ans avec un milliard d’euros supplémentaire par an dans les organismes de recherche (EPST) et la recherche universitaire pour le porter à 1% du PIB dans 10 ans.
4.1 Identifier le budget recherche des établissements du programme 150
Le CNESER demande que le budget recherche de tous les établissements du programme 150, notamment les universités, soit clairement identifié et accessible. En particulier, la masse salariale affectée aux missions de recherche, les investissements en équipement et infrastructure de recherche, la maintenance de l’immobilier de recherche, les fluides alimentant les laboratoires, les dotations aux laboratoires et les financement AAP projets internes aux établissements doivent être identifiés.
4.2 Evaluer et limiter les coûts indirects et cachés du système d’AAP
Le CNESER estime que les résultats de l’enquête12 du conseil scientifique de l’INSIS sont alarmants : les jeunes chercheurs consacreraient en moyenne entre 15% et 20% de leur temps à la réponse aux AAP ; 38 % des MCF et 24 % des CR seraient « insatisfaits » dans leur environnement de travail ; plus de 50% des jeunes chercheurs et enseignants-chercheurs recrutés depuis 10 ans estimeraient ne pas disposer des moyens ni du temps nécessaire pour mettre en oeuvre leur projet de recherche initial, sur lequel ils ont été recrutés.
Le CNESER recommande que soit menée une étude dans tous les établissements pour évaluer les coûts indirects et cachés des systèmes de financement par appel à projet. Cette étude doit notamment permettre d’estimer :
– le temps de travail nécessaire à la préparation des dossiers
– le temps de travail nécessaire à l’évaluation et à la sélection des dossiers
– le temps de travail nécessaire au suivi administratif des dossiers
– les proportions d’enseignants-chercheurs, de chercheurs, d’ingénieurs et de techniciens qui n’ont pas les moyens de travailler
Cette étude scientifique doit pouvoir notamment s’appuyer sur une enquête auprès des personnels de l’enseignement supérieur et de la recherche.
Plus généralement, le CNESER recommande que soit menée une étude pour estimer le financement effectif de la recherche. Cette estimation du financement de la recherche permettrait, comparée au budget initial de la recherche, d’évaluer les coûts indirects et cachés du système de recherche.
4.3 Des dotations des établissements de l’ESR et des laboratoires suffisantes pour financer la totalité de leurs programmes de recherche
Le CNESER demande que les établissements de l’ESR soient dotés d’un budget qui leur permette de conduire leur principale mission de recherche publique : mettre en oeuvre le progrès des connais-sances. Ce budget des établissements de l’ESR doit être suffisant pour notamment assurer la totalité du financement, par dotations annuelles, des charges structurelles des établissements, des infrastructures de recherche (équipement lourd et mi-lourd, renouvellement) et des programmes de recherche des laboratoires. Le budget de fonctionnement, équipement et investissement des établissements de la recherche publique doit être augmenté, sans réduire les effectifs actuels, pour atteindre 40% de leur dotation de base, contre moins de 20% actuellement (en comparaison, la masse salariale ne représente que 50% des dépenses de R&D déclarées par les entreprises pour bénéficier du crédit d’impôt recherche13). Cette augmentation correspond à un financement supplémentaire d’au moins deux milliards d’euros (G€) pour le fonctionnement des laboratoires et des équipes de recherche. Ces deux G€ sont aussi en rapport avec l’estimation « prudente » du volume de financement par AAP des laboratoires. Ce budget doit notamment permettre de financer, à hauteur de quelques centaines de milliers d’euros, le programme de recherche de tous les jeunes chercheurs et enseignants-chercheurs pour lequel ils ont été recrutés.
Le CNESER partage et soutient cette aspiration des personnels de la recherche publique qui, à l’occasion de la consultation citoyenne organisée par la Commission d’évaluation et de contrôle de l’Assemblée nationale, ont exprimé à une très large majorité9 de 75% « qu’il faut accorder une priorité au financement récurrent » contre seulement 2% « qu’il faut accorder une priorité au financement sur projet ».
4.4 Un système de financement par AAP uniquement destiné à soutenir le démarrage de thématiques répondant à des besoins affichés du pays
Le système de financement public par AAP ne doit constituer qu’un effort supplémentaire destiné à soutenir le démarrage de thématiques émergentes répondant à des besoins conjoncturels. Ce système doit mettre en place des mesures incitatives en cohérence avec l’intérêt général et les priorités des politiques publiques affichées par ailleurs. Ces priorités des politiques publiques doivent être définies par la représentation nationale, par exemple à travers l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST), et être éclairés par les travaux du Conseil économique, social et environnemental (CESE) et des instances scientifiques des établissements de l’ESRI.
*texte CNESER ici en pdf 11 juin 2019 482626