Luc Rouban : « Un vrai problème salarial se pose aujourd’hui dans la fonction publique »

Sablier et pièces de monnaie sur fond doré brillant - Photo

La sécurité de l’emploi à vie n’est plus suffisante pour attirer : il y a presque quatre fois moins de candidats aux concours de fonctionnaires qu’il y a 25 ans.

Peut-on parler d’un grand blues des fonctionnaires ? Selon les derniers chiffres fournis par le ministère de la Fonction publique et que l’Express a pu consulter, le service public ne fait plus rêver. En un quart de siècle, le nombre de candidats aux concours a quasiment été divisé par quatre. Seuls 177 000 candidats se sont présentés en 2021 pour 41 000 postes offerts, contre 642 000 (pour 38 804 postes offerts) en 1997. Dans le même temps, la sélectivité des postes (le nombre total de candidat divisé par le nombre de places) a beaucoup diminué en 25 ans : de 14,1 en 1997, on passe à seulement 4,3 en 2021. Un désamour particulièrement marqué chez les enseignants (77 999 candidats en 2019 contre 171 602 en 1997) et les fonctionnaires de catégorie C, comme les auxiliaires de soin ou les aide-soignants (241 699 candidats en 1997 contre 28 874 en 2019). Certaines professions jusqu’ici plébiscitées, comme les pompiers, sont également moins convoitées.  

Depuis 2013, la tendance est à la baisse. Cela concerne un certain nombre de métiers, par exemple notamment les professeurs des écoles qui, récemment, comptaient moins d’inscrits à leur concours. Il y a un problème d’attractivité pour un certain nombre de métiers, qui a déjà touché la fonction hospitalière depuis longtemps, avec un déficit de postes de 18% à l’APHP. Il y a aussi quand même 5 à 6% de postes non pourvus au sein de la fonction publique d’Etat. Ce phénomène commence à toucher la fonction publique territoriale, par exemple pour des postes de secrétaire de mairie.  

Comment interprétez-vous cette baisse du nombre de candidats aux concours de la fonction publique ?

Il y a un certain nombre de raisons relativement simples. D’abord, une dégradation des conditions de travail dans plusieurs secteurs, comme chez les pompiers, les policiers, à l’hôpital. Un rapport de la Dares, la direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques, a par exemple montré une augmentation du nombre d’arrêts maladie chez les fonctionnaires. On a également vu une augmentation du nombre de suicides dans la police. 

Ensuite, il y a également un problème difficile à maîtriser, qui est l’évolution du monde du travail. Dans tous les milieux techniques, vous avez la concurrence du privé, qu’il faut associer aux transformations des niveaux de recrutement. Pour les professeurs des écoles, la chute du nombre de candidats est aussi à mettre en parallèle de leur mastérisation. Les personnes se questionnent : à ce niveau d’études, ne vais-je pas trouver mieux qu’à l’Education nationale et ses 1800 euros nets par mois ?  

De même, il ne faut pas non plus négliger l’évolution de métiers très largement féminisés, comme les enseignants ou encore les professeurs des écoles. En parallèle, vous avez une féminisation accrue d’autres professions techniques, de gestion, d’encadrement. Les femmes, qui étaient jusqu’ici souvent conditionnées par une sorte de culture et d’assignation sociale à certains métiers, voient d’autres horizons s’ouvrir. Mécaniquement, il y a moins de candidates pour des postes jusqu’ici très féminisés. 

Enfin, il y a également un horizon qui n’est pas très clair. La loi de réforme de la fonction publique, datant du 6 août 2019, l’ouvre largement aux contractuels, mais renforce le pouvoir de la hiérarchie. C’est une forme de libéralisation de la fonction publique, une transformation qui fait qu’on ne sait pas trop où l’on va. Les fonctionnaires se questionnent sur l’avenir de leur carrière, sans avoir trop de réponses. Il y a un problème de manque de visibilité de l’avenir du service public en France.  

Le « fonctionnaire bashing », comme l’évoque le cabinet de la ministre de la fonction publique, est-il une autre explication valable de ce désamour ?  

Il est certain que le débat politique actuel sur les fonctionnaires ne règle pas ces incertitudes. Nous avons d’un côté Valérie Pécresse, qui souhaite réduire le nombre de fonctionnaires alors que l’on sait, en particulier depuis les gilets jaunes, que les Français sont demandeurs de plus de service public. De l’autre côté, à gauche, on assène que l’on va recruter davantage. Mais cela ne résume pas le problème : il ne faut pas seulement recruter, il faut aussi garder.  

Les hauts fonctionnaires, néanmoins, peuvent partir pour plus de rémunération dans le privé, mais aussi plus de liberté et de reconnaissance. Il peut y avoir une volonté de partir vers le privé en imaginant qu’il y aura moins de bureaucratie, moins des problèmes de ressources humaines que l’on connaît dans la fonction publique. Les fonctionnaires en question sont d’autant plus difficiles à retenir qu’arrivé à un certain niveau de compétence, ils peuvent aller voir ailleurs, comme les enseignants qui ont la possibilité de partir vers des secteurs plus ou moins connexes, dans du privé ou de l’associatif.  

Concerne-t-il toutes les strates de la fonction publique, ou épargne-t-il les postes et les concours les plus attractifs, à savoir ceux de la fonction publique ?  

Je dirais qu’il concerne davantage la haute fonction publique. A la limite, la crainte du chômage, la peur de ne pas retrouver un emploi, peut pousser des gens modestes à tenter des concours B et C, et à y rester. Mais les catégories A, et plus spécifiquement les potentiels candidats qui sortent des grandes écoles, ont le choix. Vous n’avez qu’à regarder le profil des élèves de Sciences Po : les deux-tiers partent dans le privé. La satisfaction au travail est souvent liée à l’autonomie. Or, au niveau des cadres supérieurs, le privé est souvent considéré comme étant un peu plus autonome. Et le problème est là : on va toujours avoir des concours pour la fonction publique, mais que va-t-on en faire ? Voilà d’ailleurs le grand défi de l’institut national du service public, le remplaçant de l’ENA. Vont-ils construire une fonction publique avec des gens dévoués au bien général, où vont-ils retomber dans l’ornière de l’ENA, une école à élites où le public sert de passerelle vers le privé ?  

Ne va-t-on pas au devant d’un problème important, alors que nous allons vivre un important flux de départ en retraite d’ici à 2030 ? Combien de fonctionnaires devrions-nous recruter dans les dix ans qui viennent pour les remplacer ?  

Difficile à dire, car tout dépendra de l’âge de départ à la retraite ! Mais tout autant que les départs, il faut aussi s’intéresser au désinvestissement dans le travail : les gens qui sont bien présents, mais qui, dans les 10 ou 5 dernières années avant leur retraite, ne font que le minimum. Il peut exister une forme de désengagement interne. On voit qu’une forme de découragement peut s’installer dans certaines professions, comme notamment chez les magistrats. De très bons fonctionnaires peuvent finir par se sentir désinvestis de leur mission face à leurs conditions de travail.  

Les pistes imaginées par le rapport sur l’attractivité de la fonction publique territoriale, remis à la ministre en début de mois, suffiraient-elles à relancer l’attractivité de la fonction publique ? Ce dernier propose notamment une politique de rémunération plus incitative… 

Un vrai problème salarial se pose aujourd’hui dans la fonction publique, ne serait-ce que parce qu’on a augmenté les exigences au niveau du diplôme. Les concours ne sont pas forcément très attractifs ni très compétitifs. C’est problématique : certes, on insiste sur le fait que la fonction publique regorge de « métiers passions », mais il ne faut pas que cela serve d’alibi pour offrir des carrières tronquées et des salaires peu attractifs. Et encore une fois, il y a toujours des ambiguïtés à lever sur l’avenir de l’État, du service public. 

On peut cependant noter qu’il y a quand même un travail de gestion en interne des carrières de la part du ministère de la Fonction publique. Cette gestion était jusqu’ici très cloisonnée, il était très difficile de rattraper les choses. Mais on sort peu à peu de ce réflexe peu coopératif. Cela peut aussi permettre de rendre les barrières des ressources humaines plus fluides. Mais c’est une tâche qui prendra des années.

L’Express : 21/02/2022

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